Les 3 écus du panneau armorié

Par Vincent Fontana

« Quelle drôle d’idée » – selon les termes indignés d’un commentateur de notre page Facebook  – d’inaugurer un panneau armoriés des propriétaires historiques du château d’Yverdon-les-Bains avec trois écus, et ce le jour même de l’Indépendance vaudoise et l’année du 300e anniversaire de la révolte et de l’exécution du major Davel. Trois armoiries donc, dont celles de Berne – l’envahisseur – mais sans celles du canton, pourtant brièvement propriétaire du château.

Une hérésie peut-être, mais l’idée n’est pas si farfelue. Inaugurer ce panneau armorié le jour commémoratif de la révolution vaudoise du 24 janvier 1798 rappelle que c’est à cette date, ou plus précisément dans les jours qui suivent, que la niche de l’entrée nord est vandalisée par les patriotes vaudois. Ainsi le 27 janvier 1798, alors que sur la place du marché s’érige un « arbre de la liberté » aux symboles révolutionnaires, le maçon Landry ravale le vieux bas-relief peint que les autorités bernoises ont apposé depuis 1537 sur le château.

Après janvier 1798 donc, plus aucun symbole des propriétaires du château, sinon quelques vestiges de polychromie dans la molasse délabrée au-dessus de l’entrée nord. La restitution de ces armoiries est depuis lors un véritable serpent de mer qui agite les législateurs et autorités communales, et c’est donc avec une pointe d’émotion solennelle que le Musée d’Yverdon et région et la Commission de restauration du château l’inaugurent finalement en 2023.

Mais pourquoi donc apposer sur ce panneau trois blasons au lieu du seul et unique propriétaire actuel, soit la Ville d’Yverdon-les-Bains ? Pourquoi avoir restitué l’ours des oppresseurs bernois ? Et pourquoi avoir « snobé » le canton (selon les termes bienveillants de la presse) ? Essayons d’esquisser quelques explications, dans l’ordre d’ancienneté, comme il se doit.

L’écu de Savoie d’abord, dont l’héraldique propose une description cryptique : « de gueules à la croix d’argent » (c’est ainsi que l’on dit « fond rouge avec croix blanche » dans le language à la fois archaïque et imagé de l’héraldique). Décemment, on ne pouvait pas omettre la Maison de Savoie. C’est tout de même Pierre II de Savoie (1203-1268) qui fait construire non seulement le château dès 1259, mais aussi la Ville neuve d’Yverdon que nous connaissons aujourd’hui comme la vielle ville. L’un des plus grands bâtisseurs du Moyen Âge, le Savoyard Jacques de Saint-Georges, établit d’ailleurs pour Yverdon le plan très novateur (pour l’époque, évidemment) de ce « carré savoyard », modèle ultime de l’architecture militaire défensive. Un modèle réputé si efficace qu’il est transposé presque partout où Pierre II de Savoie expand sa domination l’épée au point (c’est en tout cas ce que disent les chroniques). À tel point qu’il existe une réplique presque identique du château d’Yverdon à Prevensey en Angleterre, dans le sud du Sussex, aujourd’hui malheureusement en ruine. Une piste pour un nouveau jumelage de la commune, peut-être ?

Il faut tout de même souligner que les comtes de Savoie ne séjournent en tout et pour tout qu’un seul hiver dans le château d’Yverdon : le comte Amédée VIII passe le mois de janvier 1399 dans une forteresse militaire aussi monumentale que spartiate, glaciale et dénuée de tout confort, même selon les critères médiévaux. Et il faut dire aussi que le château, chef-d’œuvre de l’architecture militaire, ne sera quasiment jamais utilisé à des fins guerrières, sauf en 1476 pendant les guerres de Bourgogne. Il est alors assiégé, rapidement envahi puis partiellement incendié par les armées des Confédérés. Tout ça pour ça, serait-on tenté de dire…quoiqu’il en soit, on ne pouvait omettre le blason des Savoie.

Berne ensuite, qui présente un blason tout à fait incarné : « de gueules à la bande d’or chargée d’un ours passant de sable armé, lampassé et vilené de gueules ». Malgré la grossièreté apparente du propos en terre vaudoise, le blason de Berne est presque le plus légitime à apposer sur le château d’Yverdon du point de vue historique. Ce sont en effet les autorités bernoises qui procèdent aux interventions les plus massives dans le bâtiment dans le but de le pourvoir de tout le confort moderne (pour l’époque) qui sied à l’aristocratie. Dès 1536, le château devient en effet le siège du bailliage et accueille à ce titre la résidence de fonction des baillis envoyés par Berne, qui y logent de manière permanente afin de gérer au plus près les affaires politiques, administratives et judiciaires de leur territoire.

Ce sont les Bernois qui décorent le château de fresques tantôt colorées, tantôt bucoliques qui font aujourd’hui le bonheur des touristes et du Musée d’Yverdon et région. Ce sont encore les Bernois qui dotent les tours de larges et curieuses canonnières ellipsoïdales, qui font aujourd’hui le bonheur des faucons crécerelles et des pigeons communs. Ce sont enfin les bernois qui installent, usent et abusent d’une sinistre chambre de torture aujourd’hui encore bien conservée, dont le potentiel muséographique sera développé dès 2023. Bref, du point de l’histoire du bâtiment, il aurait été difficile de passer sous silence la période bernoise.

Parlons enfin du blason central du panneau, celui de la Ville d’Yverdon-les-Bains à la description héraldique tout à fait poétique : « de sinople à deux faces ondées d’argent et au chef d’argent chargé de la lettre Y d’or ». C’est évidemment le blason le plus évident, puisqu’il s’agit du propriétaire actuel de ce bâtiment exceptionnel, classé comme prioritaire dans l’inventaire cantonal des monuments et sites. Du point de vue de l’héraldique autant que de l’histoire du patrimoine bâti, ce n’est toutefois pas si simple. D’abord, parce que les armoiries de la Ville d’Yverdon-les-Bains sont assez récentes : elles n’ont été fixées, après de longs débats, qu’en 1898, soit presque un siècle après l’acquisition du bâtiment en 1804, sur le modèle d’un plat de vermeil de 1583 conservé…à Berne.

Archives de la Ville d’Yverdon-les-Bains © MYR

Ensuite parce que du point de vue de la conservation patrimoniale, les débuts de la période communale ne sont pas reluisants, loin de là. N’en déplaise à son génie de pédagogue, Pestalozzi – pour lequel le château est acquis auprès du canton en 1804 – n’hésite pas à faire percer fenêtres, escaliers, cheminées, cloisons, plafonds et toitures pour les besoins de son institut utopique. Le château, devenu école primaire et école normale, est longtemps délaissé par les autorités communales et présente, au 20e siècle, un délabrement aussi romantique qu’inquiétant.

Depuis les années 1960, cette négligence est heureusement rattrapée par les efforts conjugués de la commune et de l’Association pour la restauration du château d’Yverdon-les-Bains (ARCHY), dont les compagnes de restauration herculéennes (26 étapes à ce jour) redonnent progressivement de l’éclat à cette forteresse presque millénaire. D’abord dans une perspective romantique et néo médiévale plus ou moins inspirée par Viollet le Duc, avec l’architecte Pierre Margot qui reconstitue le château dans son état savoyard supposé – en témoigne la salle d’apparat de l’Aula Magna que le Conseil communal adopte pour siéger. Puis après 1990, dans une optique plus scrupuleuse et moins interventionniste, pour de nouvelles campagnes de restauration dont nous entamons cette année l’étape XXVII.

Et quid du canton de Vaud ? Pourquoi ne figure-t-il pas sur le panneau armorié des propriétaires, alors même que l’Etat possède le monument entre 1798 et 1804 ? Au rang des raisons très pragmatiques qui justifient cette absence, évoquons la taille modeste du panneau en tilleul (80 cm x 100 cm), installé dans une niche à près 5 mètres du sol. Le canton n’ayant été propriétaire que 6 années sur quelques 800 ans d’existence du bâtiment, le choix semblait plutôt évident pour conserver une taille d’écus visible depuis la rue.

Au rang des raisons plus fondamentales qui motivent cette absence, rappelons que lorsque la Révolution vaudoise éclate en janvier 1798, le château d’Yverdon est réquisitionné au titre de « bien national » – comme d’innombrables résidences baillivales – par le nouvel état souverain désigné Canton du Léman, dont l’existence éphémère et chaotique (1798-1803) n’a pas laissé le loisir aux législateurs d’adopter d’armoiries officielles. Rappelons également que le Canton du Léman puis l’Etat de Vaud ne procèdent à aucune intervention majeure dans le bâtiment, réquisitionné essentiellement pour encaserner la troupe et emprisonner les criminels de droit commun. Les autorités cantonales ont, il est vrai, probablement d’autres priorités dans le Nord vaudois que la restauration de cette vieille forteresse savoyarde : elles sont tout occupées à raser les fortifications de la cité pour limiter toutes velléités sécessionnistes, mater l’insurrection révolutionnaire des Bourla-Papey (qui attaquent Yverdon en mai 1802) ou lutter contre la révolte contre-révolutionnaire des Fédéralistes. Bref, la période cantonale est aussi calme pour l’histoire du bâtiment que la grande Histoire est mouvementée pour la population yverdonnoise…


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